jeudi 27 octobre 2011

La voyeuse interdite


Dans les rues d'Alger, les hommes s'étreignent. Derrière leurs portes closes, les femmes s'ennuient. Séparée de la ville par un rectangle de verre, une jeune fille observe. Un mur sale, un trolley bondé, une enfant imprudente lui donnent les mots d'une nouvelle histoire. Elle invente. Elle s'invente. Elle est pubère, son père ne lui parle pas depuis deux ans. La mère prépare l'intrigue, les sœurs se taisent. L'ennui ronge la capitale. Personne n'y échappe. Pas même le soleil  !
Les hommes attendent. Ils l'attendent. L'amour et l'espoir n'existent pas. Les pensées se cognent contre un espace amputé de son temps.
Cachée derrière sa fenêtre, avide de savoir, la voyeuse force sur la réalité. Un voile s'éloigne, une petite fille meurt sous les pneus d'un camion. Les trous de serrure s'élargissent, la voyeuse dérobe la vie des autres. Le rêve s'impose. La mort guette. Toutes deux se convoitent, s'invitent, se rejettent. Le sang se faufile entre les mots et les maux.
« Le corps est le pire des traitres, sans demander l’avis de l’intéressé, il livre bêtement à des yeux étrangers des indices irréfutables : âge, sexe, féconde pas féconde ? Pubère, il m »a rendue inapprochable, dans le royaume des hommes je suis la souillure, sur l’échiquier des dames, le pion en attente caché derrière une reine hautaine qui choisira seule le bon moment de se déplacer. »

« Nous, filles, étions sa douleur, nos visages, nos corps lui rappelaient sa faiblesse, notre sexe, son sexe amputé, et si elle avait toujours l’air triste c’est parce qu’elle savait l’absurdité de notre existence à part qui nous éloignait un peu plus des hommes et de nos semblables »

Elle est enfermée, n’a que pour horizon la rue, juste devant sa fenêtre. Elle est pubère depuis peu de temps, doit garder intact son trésor pour celui que son père lui aura choisi. Nous sommes à Alger, début des années 70…

Quelle plume, quelle force, quelle rage, quelle violence …..

Une langue imagée, incisive, colorée, expressive, charnelle

J’ai été saisie , emportée, par cette écriture hachée, saccadée, irrégulière, rythmée par les pensées de cette jeune fille que j’aurais voulu pouvoir empoigner fermement et la tirer de cette sordide baraque où personne ne considère personne. Le père viole la mère, la rabaisse faute d’avoir eu le mâle tant désiré, et qui vaut tout, alors que les filles ne valent rien. La mère violente la fille. Comment respecter sa fille quand on est soi-même considérée comme un tas de chair ?

Un père qui n’adresse plus la parole à sa fille depuis qu’elle est « mariable ».

L’enfermement, le rejet, le désespoir, l’implacable destin des filles….tout cela explose dans ce livre court mais lourd de révolte.

La révolte hurlée tout au long de ses pages.

La révolte étouffée

La femme engrillagée, emmurée

La femme prisonnière des siens, prisonnière de sa culture, de ses coutumes….

Et aujourd’hui ? Ouvrons les yeux…..

Par décence pour cette jeune fille qui aurait pu être moi, si j’avais eu la malchance de naître sous d’autres cieux, c’est un coup de cœur qui ne dira pas son nom.

Un livre coup de gueule qui donne envie de l’ouvrir encore plus grande quoi qu’il puisse en coûter.

« Il roulait, il rebondissait, se cognait contre les formes qu’il avait lui-même rendues inhumaines, sa tête enfouie sous une aisselle où pendait une dentelle rousse, s’inventait un corps plus désirable et moins fatigant. Plein d’envies inassouvies, il se vengeait sur le ventre de ma mère en lui administrant des coups violents et réguliers avec une arme cachée dont il était le seul détenteur. »

Nina Bouraoui-Gallimard (1991)-142 pages
Prix du livre Inter 1991

Nina Bouraoui est née en 1967 à Rennes d'un père algérien originaire de Jijel et d'une mère bretonne. Les quatorze premières années de sa vie, elle les passe à Alger. Puis elle vit à Paris, Zurich et Abou Dabi avant de revenir à Paris.
 Elle est notamment l’auteur de La Voyeuse interdite (prix du Livre Inter 1991), Le Jour du séisme, Garçon manqué, La Vie heureuse, Mes mauvaises pensées (prix Renaudot 2005), Poupée Bella, Avant les hommes, Appelez-moi par mon prénom, Nos baisers sont des adieux et Sauvage.

Merci à Zazy qui grâce à son challenge m'a portée vers ce bijou

2 commentaires:

  1. Ouf! Quel roman! As-tu envie de l'inscrire pour mon défi La plume au féminin?

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  2. j'y ai participé....c'est vrai que je ne mets plus mes articles car mon challenge est atteint

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